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Sombres histoires à la lueur de la Lune
26 août 2012

Les amants de l’étang.

J’avais été invité à donner un concert, en compagnie d’autres musiciens, dans un château. Nous devions jouer trois soirs de suite, et comme l’endroit était isolé, on nous fit dormir dans les chambres du château.

Le premier soir, après le concert, on nous invita à boire. On parla de choses et d’autres, et quelqu’un demanda si on voyait toujours la dame de l’étang.

« Qui est la dame de l’étang ? demandai-je.

— Si vous croyez à ces choses-là, jeune homme, répondit un vieil homme aux cheveux ébouriffés, il y a près de l’étang du bois derrière le château le fantôme d’une femme habillée comme dans les années 1840 et quelques, qui vient s’asseoir sur une pierre toutes les nuits et repart à l’aube. Si l’on croise son regard, elle s’approche et demande où est son amoureux. Et comme on ne peut pas répondre, elle nous fixe de ses yeux vides, nous saisis les poignets et nous attire dans l’étang, où l’on se noie ! Si vous croyez à ces choses-là, bien sûr.

— Et comment le sait-on ? C’est le fantôme d’un noyé qui l’a raconté ? » ironisa la violoncelliste.

La conversation tourna sur les fantômes, les esprits, ceux qui y croyaient, ceux qui n’y croyaient pas… Je ne croyais absolument pas aux fantômes, et pourtant je trouvais cette idée belle et touchante. Après avoir bien discuté, bu et ri, chacun alla dormir.

Ma chambre était située au sixième étage du château. Elle était séparée en deux parties : un cabinet de toilettes moderne dissimulé par une porte très ornée, et une partie chambre, avec une petite table, une armoire, un lit à baldaquin, et la fenêtre d’où je vis la Lune briller et la silhouette de hauts arbres se découper contre le ciel. Sur le mur contre lequel se trouvait la tête du lit, il y avait un miroir très richement décoré de motifs floraux.

Je dormais depuis un petit moment, quand je fus réveillé par des coups répétés sur du verre et une voix sourde qui semblait désespérée. Je me levai, allumai la lumière, collai mon oreille contre la porte : rien. J’allai à la fenêtre, l’ouvris : rien non plus. Peut-être avais-je rêvé… Je me préparais à me recoucher quand je vis dans le miroir un homme qui n’était pas moi. Je me retournai vivement : personne derrière moi. L’homme du miroir cognait contre la glace et appelait. Je pris peur, sortis de la chambre, et descendis dans le salon. Je n’arrivais pas à y croire : je me dis que j’étais encore dans mon rêve, que je m’étais réveillé dans le rêve, et que je n’allais pas tarder à me réveiller en vrai, en plein jour, dans le lit, au-dessus duquel le miroir reflèterait mon visage et la chambre.

Je me réveillai pourtant au beau milieu du salon. Je me dis que j’avais dû avoir une crise de somnambulisme, comme cela m’arrive souvent. Je retournai dans ma chambre et ne dit rien à personne.

La nuit, dans ma chambre, pas moyen de dormir. Je tressaillais au moindre bruit, me roulais dans les couvertures, les repoussais… Tout à coup, j’entendis de nouveau les coups et la voix. Je respirai profondément, allumai la lumière, et me tournai vers le miroir. Il était là et me regardait avec ses yeux tristes.

« Ne t’enfuis pas, s’il te plait, me dit-il d’un air suppliant, je suis désolé de t’avoir fait peur hier… Toi seul peux m’aider.

— Qui es-tu et que t’est-il arrivé ? murmurai-je.

— Je suis Félix. J’aime depuis toujours Anna aux yeux de ciel et aux cheveux d’ébène ; nous voulions partir et vivre tous les deux, mais nos familles en avaient décidé autrement. On m’a envoyé à plusieurs centaines de lieues chez des cousins. Nous nous sommes écrit tous les jours, mais au bout d’un moment je n’ai plus reçu de lettres d’Anna. Je lui ai écrit, je lui ai demandé si elle ne m’aimait plus, et que si c’était le cas, qu’elle me le dise. Je n’ai pas reçu de réponse. Alors, malgré l’interdiction qui m’en avait été faite, je suis revenu ici, et j’ai découvert l’horrible vérité : elle n’avait jamais reçu mes dernières lettres ; on lui avait menti en lui faisant croire que je m’étais marié de mon côté, et on l’avait mariée. J’ai couru chez elle, et je l’ai trouvée, allongée dans son lit, la main serrée sur une petite fiole. Je l’ai remuée, secouée doucement, elle a ouvert les yeux, mais il était trop tard. Je lui ai dit que jamais je ne m’étais marié, que je n’avais jamais aimé une autre personne qu’elle ; elle m’a souri faiblement, et m’a répondu : « il est trop tard désormais. » Je l’ai prise dans mes bras, j’ai voulu la porter, j’ai protesté : « Non, il n’est pas trop tard ! » « Le poison m’entraîne déjà… » m’a-t-elle dit. Je l’ai serrée dans mes bras, je pleurais… Dans un dernier souffle, elle m’a dit « je t’attendrai au bord de l’étang où l’on s’est rencontré pour la première fois. » Je lui ai promis d’y être le soir même, je suis rentré au château, et je me suis tué. Je n’étais pas encore mort quand on m’a trouvé. On m’a transporté dans ma chambre, et on a couvert tous les miroirs… Sauf celui-ci : tout le monde avait oublié le miroir de la chambre du sixième étage. Alors, quand j’ai fini par mourir, mon âme a été emprisonnée dans ce miroir. Chaque nuit je cogne et je hurle, mais personne ne m’entend ; personne ne vient jamais dormir ici… Sauf toi. Tu es le seul à avoir dormi ici depuis plus de cent cinquante ans, tu es le seul à pouvoir m’aider !

— Je ne sais pas comment faire pour libérer une âme prisonnière d’un miroir », dis-je.

J’étais très ému par son histoire, je voulais l’aider, mais je n’avais aucune idée quand à la procédure à accomplir. J’émis une faible hypothèse.

« Peut-être en le brisant…

— Surtout pas ! s’exclama Félix. Mon âme serait éparpillée.

— Attends… L’étang où vous vous êtes rencontrés pour la première fois, était-ce celui du bois derrière le château ?

— Oui, c’est bien là.

— On dit qu’une jeune femme y attend son amoureux chaque nuit et disparaît à l’aube… Serait-ce possible que…

— Si je pouvais seulement la revoir…

— Si je parviens à décrocher le miroir de ce mur et que l’apporte près de l’étang… »

Je tentai toute la nuit de décrocher le miroir du mur, mais sans succès. L’aube arriva, et Félix disparut.

Je passai toute la journée à réfléchir au moyen d’amener Félix à Anna. A la répétition, je sautai quelques mesures de mon morceau solo, j’oubliai de jouer, je ratai tout, et me pris donc les remontrances des autres musiciens.

« Mais qu’est-ce que tu as, Milenko, aujourd’hui ?! Je te rappelle que ce soir, c’est la dernière fois que nous jouons ici, et qu’il y aura beaucoup de spectateurs, et peut-être parmi eux des personnes susceptibles de nous engager, alors sois à ce qu’on fait ! »

En me préparant ce soir-là pour le concert, je posai une main sur le miroir du cabinet de toilette, et la retirai aussitôt en repensant à une mise en garde de ma grand-mère : « ne pose jamais tes deux mains sur un miroir, surtout dans une pièce sombre : si jamais une âme est emprisonnée dedans, elle pourrait s’emparer de toi ! ». Je savais comment faire !

Jamais je n’avais aussi bien joué que ce soir-là. Une fois dans ma chambre, j’ôtai mes chaussures, mes chaussettes, éteignis la lumière, montai sur le lit, et attendis. L’âme de Félix ne tarda pas, et je sentis ses doigts contre les miens : ils étaient glacés. Le froid se répandit en moi, ma tête tourna, et je m’effondrai. Peu de temps après, une voix qui n’étais pas la mienne résonna dans ma tête : « allons-y maintenant, Milenko. »

Je me levai péniblement, j’étais glacé et chaque mouvement me faisait mal. Je sortis de la chambre, descendis l’escalier, sortis du château. L’âme de Félix me guida jusqu’à l’étang, à travers le bois épais, sur un sentier depuis longtemps oublié. Une femme translucide glissait sur la berge de l’étang. Ma bouche s’ouvrit et l’appela. Lentement le fantôme se tourna vers moi et s’approcha. D’une voix triste et calme, elle me demanda : « toi, qui m’a appelée, sais-tu où est celui que j’aime et que j’attends ? ». Je susurrai « il est là, avec moi. ». Anna sourit. Je sentis ma main se tendre vers la sienne ; nous nous rapprochâmes, je fermai les yeux, nous nous embrassâmes…

Je sentis soudain mon cœur bouillir, et je m’abattis dans l’herbe. Je souris, allégé, apaisé : l’âme de Félix était enfin libre. A bout de force, je levai difficilement ma tête, et je vis Anna et Félix, les amants de l’étang, enfin réunis, rejoindre ensemble le Royaume des Morts…

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Sombres histoires à la lueur de la Lune
  • Des histoires sombres, qui se déroulent la plupart du temps la nuit. Des histoires de fantômes, d'esprits, d'amour tragique, de vengeance. Quelques poèmes aussi dans cette même ambiance : la lueur de la Lune, si douce, qui ne blesse ni ne juge... Milenko86
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